Les Journées du patrimoine culturel immatériel (JPCI), qui se sont tenues les 2 et 3 octobre à l’Inalco, s’attachent à mettre en lumière les pratiques culturelles vivantes inscrites au patrimoine immatériel de l’UNESCO, à travers des conférences, des tables rondes et des projections de documentaires.
Cette édition 2024, axée sur les pratiques culinaires et alimentaires, a exploré la transmission des savoir-faire ancestraux et les rapports entre sociétés et nourriture. Le 3 octobre, à l’occasion de la soirée de clôture, une table ronde réunissant l’écrivaine japonaise SEKIGUCHI Ryoko et le chef cuisinier franco-libanais Karim Haïdar, modérée par Emil Pacha Valencia, rédacteur en chef de Tempura, a permis de comparer les traditions culinaires du Japon et de la France et de réfléchir aux ponts existants entre ces deux mondes gastronomiques. Retour sur une rencontre qui met l’eau à la bouche…
L’OLFACTION, UNE MÉMOIRE QUI NOURRIT LA CUISINE
Dans L’Appel des odeurs, son dernier roman sorti en février 2024, SEKIGUCHI Ryoko donne à l’odorat une place rare dans le monde occidental des idées et de l’art. Là où la vue et l’ouïe sont traditionnellement prédominantes dans les œuvres littéraires et philosophiques, SEKIGUCHI célèbre les effluves – qu’ils soient délicats ou repoussants – comme des vecteurs d’émotions profondes et de réflexions complexes. Pour elle, l’odeur n’est pas un simple élément accessoire dans nos vies, mais une véritable présence qui devance ou prolonge les événements. Elle évoque des personnages et des situations dans ce qui pourrait bien s’apparenter à un carnet d’odeurs que tient la narratrice du roman, ouvrant ainsi un dialogue intime avec l’histoire, les lieux, et les sentiments humains.
Cette approche presque onirique des odeurs fait écho à une vision du monde où chaque fragrance, chaque parfum possède son propre corps et langage, capable de nous transporter d’une imprimerie à Téhéran au XIXe siècle à un opéra à Ferrare au XVIIIe siècle, ou encore dans les ruelles de Taipei. L’odeur agit comme un fil invisible reliant les époques et les cultures, une expérience que l’on vit sans forcément la voir, mais qui peut bouleverser notre relation au temps et à l’espace. Ce voyage olfactif met également en lumière l’idée que l’odeur, tout comme le goût, fait partie intégrante de l’identité culturelle et personnelle.
Cette réflexion sur l’odeur trouve un écho passionnant dans l’univers de Karim Haïdar, ancien juriste reconverti en chef cuisinier de renom, dont le parcours reflète une réinvention constante des traditions culinaires par le prisme des sens. Alors que SEKIGUCHI explore les odeurs comme des passerelles entre les époques et les récits, Haïdar, lui, fait de la cuisine un art de la mémoire et de l’innovation où les parfums des épices et des herbes orientales renvoient à l’histoire d’un pays, tout en étant réinterprétés dans un cadre contemporain.
Dans ses restaurants à Paris, Londres et Beyrouth, Haïdar s’inspire de l’authenticité des saveurs traditionnelles libanaises, tout en les combinant à des techniques culinaires modernes. Il fait des odeurs, qu’il s’agisse de la coriandre fraîche ou du zaatar, des éléments essentiels pour raconter une histoire, celle d’une cuisine méditerranéenne à la fois ancienne et vivante. Le lien qu’il établit entre l’odorat et la transmission culturelle rejoint d’une certaine manière l’idée de SEKIGUCHI que l’odeur est une présence intemporelle, capable de traverser les frontières géographiques et temporelles.
PERTE DE L’ODORAT, PERTE DU MONDE
Un autre thème central du livre de SEKIGUCHI est la perte de l’odorat, cette « absence » sensorielle qui plonge les personnes souffrant d’anosmie dans une forme d’exil du monde. Pour ces individus, le monde devient plus plat, privé de la dimension émotionnelle et intime qu’apportent les odeurs. Ce phénomène n’est pas seulement une altération physique mais une véritable coupure avec la mémoire sensorielle et culturelle, ce qui peut être particulièrement frappant pour quelqu’un dont la vie tourne autour des pratiques alimentaires.
Dans le domaine culinaire, où les chefs comme Karim Haïdar s’appuient sur l’odorat pour concevoir des plats et éveiller les souvenirs sensoriels de leurs convives, la perte de ce sens est une tragédie. Un repas sans odeur devient un simple assemblage de textures, dénué de la profondeur que l’odeur ajoute à l’expérience gustative. Dans un monde post-pandémique où des millions de personnes ont temporairement ou définitivement perdu l’odorat en raison du COVID-19, cette réflexion prend une importance nouvelle. Les expériences des patients anosmiques et leur rapport altéré à la nourriture résonnent avec la manière dont SEKIGUCHI décrit cette perte dans son roman, un vide sensoriel qui est aussi un vide émotionnel et identitaire.
PAR L’ODEUR, NOUS APPRÉHENDONS MIEUX LE MONDE
SEKIGUCHI Ryoko et Karim Haïdar, réunis autour des pratiques culinaires et olfactives, croisent leurs disciplines avec finesse. SEKIGUCHI, quant à elle, transforme l’odorat en personnage littéraire au fil des récits à travers le temps et l’espace. Haïdar, quant à lui, réinvente les parfums et saveurs de la cuisine libanaise, mêlant tradition et innovation.
Leur rencontre révèle la façon dont l’olfaction et les sens façonnent notre perception du monde, en littérature comme en cuisine. Ensemble, ils montrent que les odeurs et les saveurs, vecteurs de mémoire et d’innovation, nous relient à notre passé tout en ouvrant de nouvelles perspectives sensorielles.
UN LANGAGE UNIVERSEL
Un échange assurément enrichissant qui a révélé que les pratiques culinaires, qui représentent un pan considérable de la culture et de l’identité d’un pays, sont bien loin de se limiter à un simple besoin ou à un artifice, et qu’elles constituent en réalité un langage universel, capable de transmettre des histoires, des émotions et des savoir-faire de génération en génération. Un patrimoine et un héritage immatériels, donc, à la fois vivants et sensibles.
Nous remercions chaleureusement l’Inalco d’avoir permis cette rencontre inspirante, qui a mis en lumière l’importance et le sens des pratiques culinaires, à la fois propres à chaque pays et universelles, tout en renforçant le dialogue interculturel autour du patrimoine immatériel mondial.
Par Laura BREIDT
Image à la une © Akane1988 – Shutterstock.com