Le kimono, objet muséal, définitivement rejeté dans un passé japonais fantasmé ? Que nenni, nous dit Be-Japon !
Porter des kimono, aujourd’hui, c’est porter des souvenirs, du vent et de la lumière, comme le slogan de la créatrice de ce défilé le suggère : “wearing memories”.
Be-Japon, c’est une organisation culturelle tokyoïte qui vise à promouvoir la culture japonaise à travers les arts. Fondée par KOBAYASHI Eiko, Be-Japon s’engage pour la beauté, bi en japonais (pensez aux bishônen et bishôjo, les beaux jeunes hommes et les belles jeunes femmes). Les traditions et créations japonaises sont donc portées par différents programmes, notamment des performances et expositions montées par la costumière et artiste KOBAYASHI Eiko. Dans sa mission de défense du patrimoine immatériel, l’UNESCO soutient activement cette organisation. On comprend pourquoi après avoir assisté à la dernière performance !
Le 5 novembre 2024, Japan Magazine a en effet eu la chance d’assister à Amaterasu, une performance-défilé à la gloire des techniques traditionnelles vestimentaires japonaises. Penchant plus vers l’art que le simple défilé de monde, Amaterasu affirme d’un grand coup de geta dans le parquet que l’art de faire et de porter des kimono reste bien vivant !
Le défilé a eu lieu dans le musée parisien Gustave Moreau. S’il n’est pas si connu auprès du public français, il fait l’objet d’une véritable passion auprès des Japonais. Le musée a régulièrement accueilli des artistes de tous horizons, se faisant laboratoire vivant de l’art et plus seulement un simple musée aux œuvres figées dans le temps.
KOBAYASHI Eiko voulait notamment, à travers cette collaboration, mettre en valeur ce que l’alliance des cultures et des nations peut apporter à l’art, en plaçant la soirée sous le double patronage symbolique de la déesse shintô du Soleil, Amaterasu, et de la féroce figure biblique de Salomé. Les deux mythes se rejoignent en ce que la danse d’une femme permet la résolution d’un grave problème.
La performance-défilé Amaterasu relate en effet le récit de la déesse éponyme, qui, suite à un conflit avec son frère, le dieu Susanô, décide de s’isoler dans une grotte. L’absence du soleil entraîne bien entendu de graves désastres. Pour faire sortir Amaterasu, un banquet est organisé, au cours duquel la déesse de l’Aube, Uzume, entame une danse lascive et comique. Les rires qu’elle entend et la curiosité font sortir Amaterasu. C’est la légende de cette déesse, qui est aussi la patronne des vers à soie, matière première de nombreux kimono, qui est au cœur de la performance-défilé de KOBAYASHI.
Ce sont deux prêtresses shintô qui ouvrent le bal, faisant résonner les grelots de leur suzu (鈴). Leur tenue évoque pour un œil occidental les robes de la Grèce antique. Tenant les rubans aux couleurs d’arc-en-ciel typiques du shintoïsme, elles procèdent à la purification de la salle. Comme envoûtés par ce rituel, nous voilà prêts à accueillir la procession de divinités qui va suivre !
Et de fait, bientôt, des nymphes et des kami (divinités japonaises) vont se succéder, dansant sur les notes de l’orchestre franco-japonais invité pour l’occasion. Les notes du koto flirtent avec celles des violoncelles, et les morceaux choisis, entre accents de musique traditionnelle japonaise et musique classique européenne, reflètent bien cette alliance culturelle si chère à KOBAYASHI Eiko.
Les déesses de la gaieté, sautillant et bondissant dans la salle, exhibent des tenues dont l’une fut jadis portée par l’actrice de Madame Butterfly. Et oui : toutes les pièces que nous voyons ce soir-là ont eu une première vie. Les kimono de base sont tous vieux d’au minimum cent ans ! Quant à la déesse Amaterasu elle-même, elle se présente dans un kimono clair en lin, parée de motifs de plumes, et auréolée de bijoux de tête extravagants. De fait, les accessoires de cheveux ont une importance symbolique et esthétique capitale, et aucun ne départ de la majesté des kimono !
Les coupes sont tantôt scrupuleusement respectueuses des coutumes ancestrales, comme la tenue portée à de grandes occasions par la cour de l’époque Heian, le jūnihitoe, superposant douze couches, tantôt modernisées, comme ce kimono avec décolleté en fente entre les clavicules. D’autres sont un clin d’œil aux coupes de robes historiques françaises, comme les tenues en Mino washi doré évoquant les corsets et les frous-frous époque Marie-Antoinette. Une série retient particulièrement notre attention, avec des coupes fluides évoquant la mer, très modernes, réalisées dans des tissus bleus de Fukushima.
Le défilé est aussi l’occasion de mettre en valeur les techniques de tissage et de confection les plus traditionnelles du Japon. Les soies bleues de Fukushima ne sont pas là par hasard. En effet, la région abrite Kawamata, haut lieu de la production de soie. Les robes s’animent sous les danses des modèles, tour à tour gaies, drôles, majestueuses, empreintes d’austérité, de calme ou d’esprit de décision. Elles composent une série de ciels que l’on espère sans nuages, car cette collection est dédiée à une prière pour la Paix par Be-Japon, en hommage à la catastrophe nucléaire de Fukushima-Daiichi du 11 mars 2011.
Le Mino washi, que nous évoquions plus tôt, est une technique de confection particulièrement rare, datant du XVIe siècle. Il s’agit en effet de papier, et non de tissu, fabriqué à partir de fibre de mûrier. Son blanc très pur dépend de la qualité de l’eau de la région de Mino, où une poignée d’artisans préservent les techniques, classées patrimoine immatériel de l’UNESCO.
D’autres kimono exposés ont été tissés selon des techniques vieilles de 1200 ans de Kyōto dites “Nishi-jin ori”. C’est sans doute la technique la plus chronophage, et elle demande une soie de la plus haute qualité. Elles amènent à des motifs très détaillés et riches et composent des tissus chargés, comme sur les kimono de mariage ou pour les obi.
Nous avons également pu observer des pièces confectionnées selon les techniques d’arimatsu shibori, qui supposent de travailler du coton des régions d’Arimatsu-cho et de Narumi-machi, à Nagoya. Les tissus sont teints par nouage, ce qui donne des motifs psychédéliques, la teinture ayant moins pris aux endroits noués.
Tandis que l’orchestre prend des accents d’une musique digne d’un film de Ghibli, des kimono du XIXe siècle nous sont présentés. Cette époque marqua le kimono d’un nouvel élan créatif. Le public retient son souffle, étourdi par les tissus dorés qui répondent à merveille aux dorures des tableaux du musée Gustave Moreau, les oreilles tintantes de l’écho des frous-frous de tissu qui semblent inscrites dans les partitions de l’orchestre !
Lorsque la couturière et artiste KOBAYASHI Eiko vient saluer, elle est accueillie par les clochettes des suzu, comme la grande prêtresse de la mode et des traditions japonaises qu’elle est. Dans un kimono jaune lumineux, elle semble elle-même être un avatar d’Amaterasu.
Il faudra se le tenir pour dit : les performances de Be-Japon sont à suivre avec attention et délice !
https://bejapon.com/
Par Gaïa Mugler