Jusqu’au 29 juin prochain, une exposition de la Maison de la culture du Japon (MCJP) est consacrée aux travaux de Kenzō Tange (1913-2005) et Kengo Kuma (1954-), les pères des infrasctructures sportives construites à l’occasion des Jeux olympiques de Tōkyō de 1964 et 2021.
Japan Magazine a pu recueillir les propos de Saikaku Toyokawa, commissaire de l’exposition et maître de conférences à l’Université de Chiba.
Pourquoi avoir choisi d’exposer le travail de Kenzō Tange et Kengo Kuma à quelques semaines des Jeux olympiques, et comment la MCJP a-t-elle développé cette exposition ?
S. Toyokawa : À l’occasion des XXXIIIe Jeux olympiques de 2024 à Paris, la Fondation du Japon, la Maison de la culture du Japon à Paris et General Incorporated Association Yoyogi National Gymnasium Steering Committee for World Heritage Nomination (G.Y.S.C.) ont choisi d’organiser conjointement dans la capitale française une exposition destinée à présenter aux amateurs éclairés du monde entier des bâtiments emblématiques des deux Olympiades de Tōkyō : le Gymnase national de Yoyogi et le nouveau Stade national.
Cette exposition évoque les parcours de Kenzō Tange et Kengo Kuma, figures majeures de l’architecture japonaise, est centrée sur ces deux sites olympiques. Elle a pour objectifs de montrer cet héritage laissé à Tōkyō par les Jeux olympiques de 1964 et de 2021, de présenter les caractéristiques de ces architectures reflétant leur époque, et enfin de réfléchir à l’architecture japonaise de demain.
Comment êtes-vous parvenu à relier ces deux types d’architecture ?
S. Toyokawa : Les deux hommes possèdent trois points communs. Tout d’abord, certaines de leurs réalisations majeures sont liées aux Jeux olympiques de Tōkyō.
Un des chefs-d’œuvre de Tange est le Gymnase national de Yoyogi, qui accueillit les épreuves de natation et de basket-ball des Jeux de 1964. (Voir ci-dessus)
Quant à Kuma, son ouvrage le plus représentatif est le Stade national, site d’athlétisme des Jeux de 2020 (reportés en 2021). On considère généralement que l’architecture manifeste l’esprit d’une époque, et Kuma explique que le stade de 1964 représente un symbole de la période de haute croissance économique du Japon, tandis que celui de 2020 est à l’image du déclin de la démographie et du marasme de l’économie du pays. Par ailleurs, se souvient-il, le Gymnase de Yoyogi lui avait fait une telle impression quand il l’avait visité pendant les Jeux de 1964, que cela avait décidé de sa vocation d’architecte.
Deuxième point commun, il est possible de comprendre les habitations conçues par ces deux architectes à partir de la Villa impériale de Katsura, à Kyōto, considérée comme un classique de l’architecture japonaise. Dans cette exposition, les photographies en noir et blanc de cette villa montrent l’influence qu’elle a eue dans l’orientation de leurs projets d’habitation respectifs.
Troisièmement, les deux architectes ont grandement été influencés par la France et ont beaucoup travaillé dans ce pays.
Comment l’architecture française a-t-elle justement influencé Kenzō Tange et Kengo Kuma ?
S. Toyokawa : On peut dire que Kenzō Tange fut très tôt reconnu en France comme un architecte d’envergure internationale. Fortement influencé par Le Corbusier (1887-1965) pendant ses études, Tange est connu comme le plus important représentant de l’architecture moderne dans le Japon d’après-guerre. Il a été particulièrement impressionné par l’utilisation du béton armé apparent lorsqu’il visita la Cité Radieuse à Marseille et Chandigarh en Inde, et a exploré les possibilités de ce matériau dans des bâtiments comme la préfecture de Kagawa et la mairie d’Imabari.
Quant à Kuma, il a mené à bien de nombreux projets en France et contribue encore activement aux échanges architecturaux et culturels entre les deux pays. Tandis qu’il remportait des concours l’un après l’autre dans des régions de France comme Besançon, Marseille et Aix-en-Provence, il comprit qu’il y avait quelque part une résonance entre son architecture et les Français. Il a réalisé ses débuts en province, son architecture a commencé à percer à Paris. En concevant notamment la gare Saint-Denis Pleyel, la plus proche du Stade de France, l’un des sites olympiques de Paris, Kuma apporte aujourd’hui une contribution majeure à l’urbanisme parisien contemporain.
Kengo Kuma affirme que « l’architecture japonaise est, dans ses fondements, une architecture de la ligne. » Qu’entendait-il par le terme « ligne » ?
S. Toyokawa : Pour Kengo Kuma, le bois, son matériau principal, ne peut être autre que linéaire à cause de ses contraintes en tant que matière vivante. C’est en combinant et en tissant ces pièces de bois longilignes que l’architecture japonaise, ce travail de tisserand, s’est fabriquée.
L’architecture moderniste du Japon a été assujettie aux contraintes du béton et ne pouvait devenir qu’une architecture aux volumes lourds. Conscient de ces limites, Kenzō Tange a cherché à intégrer des lignes subtiles dans cette architecture de béton, relevant le défi de savoir comment libérer la ligne par rapport à la grille orthogonale. Lorsqu’elle est contrôlée par cette grille, la ligne est privée de liberté, ce qui rend l’architecture dure et fermée.
Dans le Stade national, principalement composé de bois, Kuma craignait que la ligne disparaisse, que la délicatesse du bois, matériau longiligne, ne soit submergée par le grand volume de l’ensemble. Vue du haut, la grande toiture retient le regard par le dynamisme de sa courbe, le long de laquelle les éléments d’acier inoxydable forment un assemblage de lignes élégantes. Les auvents en bois tissent également d’innombrables lignes et couvrent l’extérieur du bâtiment pour éviter l’ennuyeuse régularité de la grille orthogonale.
Comment peut être définie le style sukiya, et comment est-il mis en relief à travers cette exposition ?
S. Toyokawa : Dans la deuxième section de l’exposition, la Villa Seijō, résidence personnelle de Tange, et le Great (Bamboo) Wall de Kuma (2002) sont mis en regard avec la Villa impériale de Katsura (Kyōto, 17e siècle).
La Villa Katsura, qui concentre les attraits de l’architecture et de l’art des jardins du Japon, forçait l’admiration de Bruno Taut et de Walter Gropius. Elle est représentative du style sukiya.
Autrefois, les villas des empereurs et des nobles de la cour étaient bâties dans le style dit sukiya. Caractérisé par son utilisation délibérée de matériaux dont la texture naturelle est mise en valeur et de murs en terre, ce style est également commun aux pavillons de thé de type sōan (« cabane de chaume ») qui s’imposa grâce au maître de thé Sen no Rikyū (1522-1591).
Il est possible de mieux interpréter les projets respectifs de résidence et d’hôtel des deux architectes grâce à la Villa Katsura, et notamment au recueil KATSURA: Tradition and Creation in Japanese Architecture (Yale University Press, 1960), de Walter Gropius et Kenzô Tange, dont les photographies sont signées Yasuhiro Ishimoto. Né à San Francisco en 1921, Ishimoto passa sa jeunesse à Kōchi et se rendit aux États-Unis avant la guerre pour étudier l’architecture puis, en 1948, la photographie à l’Institute of Design de Chicago (connu sous le nom de « New Bauhaus »). Par la suite, l’opportunité lui fut donnée de photographier la Villa Katsura, à Kyōto. Les prises de vue qu’il réalisa à cette occasion possèdent deux particularités : tout d’abord, Ishimoto utilise pleinement le recadrage afin de souligner les rapports de proportion horizontale et verticale latents dans la villa ; ensuite, il met en lumière la riche sensation de matérialité créée par le bois, le bambou et la pierre. La résidence personnelle de Tange, également photographiée par Ishimoto, est un parfait exemple de la manière dont les rapports de proportion de la Villa Katsura sont profondément compris et appliqués à un ouvrage d’habitation.
Quant à Kuma, son Great (Bamboo) Wall entre en résonance avec la riche sensation de matérialité qui imprègne la Villa Katsura. Kuma est d’ailleurs reconnu au niveau international pour son style utilisant habilement une grande variété de matériaux. C’est dans le Great (Bamboo) Wall que l’on peut trouver l’une des sources de son art.
Informations pratiques :
Entrée libre
Réservation recommandée
Salle d’exposition (niveau 2)
Mardi-samedi 11h-19h
Fermé les jours fériés
Dernière entrée à 18h30
Catalogue en vente à l’accueil au prix de 22€
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Propos reccueillis par Arnaud Dal-Mas